Le philosophe Walter Benjamin (18992-1940)est mort à Port-Bou (Espagne Catalogne) à quelques centaines mètres de la France, fuyant la Gestapo. C’était le 26 septembre de cette année noire, de glace et de feu. En cet achèvement du monde.
Le « déroutement » semble être le sentiment naturel, en tout cas pour mieux dire, spontané, du lecteur qui découvre l’oeuvre de Walter Benjamin. Sans doute parce qu’elle est hors des chemins traditionnels, voire hors du discours, du processus du discours, sans doute parce que les contradictions apparentes et même (peut-être) réelles semblent y être fréquentes.
La vie de Walter Benjamin est une suite de difficultés, de souffrances, d’échecs et aussi de quelques reconnaissances parmi lesquelles celle d’Hanna Harendt.
S’intéresser à Walter Benjamin ça n’est pas céder à la facilité, celle de « l’air du temps » ou celle d’une lecture accessible (enfin, disons apparemment plus « accessible » que celle de Hegel, de Husserl ou de quelques autres). S’intéresser à Walter Benjamin c’est sans doute et au contraire, prendre un chemin incertain, le sentier de l’incertitude: sauf celle de l’inquiétude comme être et comme « être-au-monde ». Cela ne constitue, à coup sûr, pas la voie la plus aisée.
« L’instant » propose ici deux « lectures » de Benjamin, deux approches. D’abord celle de notre ami Charles Greiveldinger-Winling. Puis celle que j’ai rédigé. Elles s’opposent peut-être. Les critiques, remarques de la part de tous seront bienvenues.
SUR WALTER BENJAMIN
La vie de Walter Benjamin fut une succession d’inaboutissements. Sa vie, ses expériences sont marquées de ce fer-là. Ses œuvres aussi qui sont fragments, fragmentaires et fragmentées, inéditées, parcellaires.
Le chemin de Port-Bou, jusqu’à Port-Bou serait du même ordre. Il serait l’inaboutissement infini, le chemin qui mène bien quelque part mais un quelque part qui est un néant, un nulle part.
Mais « serait » pourrait-on dire, peut-être, seulement. C’est dire que l’on pourrait avoir un autre regard sur Walter Benjamin, et sur son œuvre et sur sa vie.
La vie de Walter Benjamin fut une succession de libertés. Ce qui n’exclut ni les regrets, ni la souffrance, ni les peurs et les craintes. Son œuvre fut une œuvre radicalement libre : une œuvre en dehors de tout système, qui ne prit jamais en considération l’idée même d’un quelconque système, qui n’évita pas les contradictions internes, les allers-retours, mais qui sans cesse fut un refus de la pensée « arrêtée ». Sa vie et son œuvre furent toujours en marche. In-arrêtables. Non arrêtables, si l’on veut.
A Port-Bou, Walter Benjamin savait ou pensait qu’il serait arrêté. Qu’une force plus forte que lui, parce que matérielle, brutale, aveugle, stupide, mettrait fin à sa liberté, à ses errances, à ses peurs, ses craintes, ses espoirs comme ses désespoirs. Il est ainsi allé au bout de sa liberté : celle du pouvoir qu’il avait encore, non sur sa vie, mais sur sa mort.
Dans « La barque silencieuse » (éditions Gallimard) Pascal Quignard rappelle que pour les Anciens (pour les Romains d’avant le christianisme) « la mort volontaire est la possibilité humaine constante », « qu’elle était honorée comme une fierté ».Il rappelle le mot de Caton au moment de son suicide : « Nun emos eimi : maintenant je suis à moi »et celui de Jésus dans Jean X 18 : « Ma vie personne ne me l’enlève mais moi je m’en dessaisis moi-même car j’ai le pouvoir de la prendre. »
Considérons ainsi la mort de Walter Benjamin, non comme un désespoir mais comme la manifestation d’un pouvoir, comme l’affirmation de soi et non la disparition d’un être. Comme un saisissement.
Michel Arcens
Le mémorial Walter Benjamin à Port-Bou.
A Walter Benjamin
La vie de Walter Benjamin n’est-elle pas elle-même allée nulle part ? N’a-t-elle pas, à l’instar de son époque, été fragments ? En même temps quels trajets mènent quelque part (par exemple lorsque Michaux nous dit : « Pas de trajet, mille trajets, et la voie n’est pas indiquée » ?
Ce Port du Bou(t) n’a-t-il pas été ce lieu de la chute, de la catastrophe, où il est tombé d’épuisement, tué ou suicidé ? Mais n’est-ce jamais que la vie qui s’arrête ? Ou bien l’homme qui, lui, ne peut plus aller plus loin ? Y a-t-il une unité ? Ou bien, ne peut-on en dégager, une quelconque, avec une espèce de sens, que rétroactivement, une fois la mort advenue ? Alors le voyageur, le Wandervögel (oiseau migrateur en yiddish), ne donne-t-il pas à voir qu’il n’était de toute manière que de passage, et qu’une obscure usure l’érodait de manière sous-jacente au fil quasi-absurde de ses migrations ? N’est-ce pas cela qu’on appelle la vie ? Et alors, c’est vrai, son œuvre est à son image.
Mais Walter Benjamin fut aussi chassé. D’Allemagne en France, de France vers l’Espagne, de paysages en paysages, d’observations en observations, de pertes en pertes, de bibliothèques en dénuements, d’écrits en dits, et de dits en silence épuisé. Il a certes alors choisi la mort, comme on tombe, en fermant les yeux. Abandonné à l’abandon. Avec une vie, c’est vraie, restée ouverte, comme un corps ouvert, peu à peu vidé de son sang.
Ses écrits, qui ont échappé à la destruction, témoignent de son chemin, de son cheminement, de ce qui a pu échapper à l’oubli, dans les labyrinthes imposés de la barbarie. Alors il est mort comme « un soleil évanoui », comme « un poète assassiné ».
Charles Greiveldinger-Winling