Il n’y a rien du monde…(Contre-critique de la raison photographique II) 29 avril
(photographie Pierre Wetzel)
La photographie a cela de fascinant c’est qu’elle suscite de nombreux commentaires, tant et tant d’analyses et qu’on n’a en a cependant jamais fini avec elle. Encore plus, semble-t-il qu’avec d’autres formes de création.
Revenons donc à elle et à la « Critique de la raison photographique » de Jérôme Thélot (éditions Encre Marine/ Les Belles Lettres).
Le deuxième chapitre de ce livre, par son intitulé, annonce son ambition.
Son titre est: »La philosophie de la photographie »
Et, plus encore:
« La philosophie de la photographie n’est pas une recherche revendiquée par l’opinion ou par la spécialité d’un chercheur, elle est prescrite par la photographie elle-même qui la réclame par une détermination d’essence comme son savoir propre… »
En d’autres termes on pourrait dire que la photographie est un acte philosophique. Qu’en tout cas et à tout le moins sa pratique met en jeu la question même que se pose toute philosophie.
Si l’on aime la photographie, si donc on la comprend, on ne peut qu’acquiescer.
La question spontanée: « Qu’est-ce que la photographie? » philosophiquement exprimée est comme le dit Jérôme Thélot celle-ci: « Qu’arrive-t-il dans l’arrivée de la photographie? »
Car ce qu’est la photographie, nous le savons: elle est un mode d’apparition. Elle est une manifestation, une manière d’apparition, une manière d’apparaître. Une façon qu’a la lumière de se montrer. C’est ainsi que la photographie est bien cette « écriture de la lumière ».
Mais il faut sans doute savoir ce que c’est que cette lumière. Se demander là où il y a lumière: pourquoi parle-t-on de lumière et qu’est-ce donc que la lumière?
Et ici Jérôme Thélot nous dit que la lumière engendre une image d’elle-même (la photographie) qui est différente d’elle-même.
Cela me semble une erreur fondamentale.
Tentons de voir pourquoi.
Thélot nous dit au même moment qu’il y a « un écart ». Il y a selon lui un écart parce que la photographie n’est pas identique à la lumière qui l’a produite.
Il nous dit:
« Entre la lumière et son écriture, l’écart est celui du monde…la photographie est un phénomène du monde…la photographie révèle le monde…la photographie, essentiellement, est une phénoménologie – la phénoménologie du monde. D’une part elle donne à voir celui-ci; d’autre part elle donne à voir la phénoménalité selon laquelle il se produit en tant que monde. »
Cette analyse me paraît commettre plusieurs erreurs décisives.
Tout d’abord il faut contester radicalement cette idée qu’il pourrait y avoir une différence, une séparation, un « écart » entre la lumière et son écriture.
Ce qui est saisissant dans la photographie c’est bien que d’un seul coup, si l’on ose dire!, il y a lumière et écriture. Pour la première fois peut-être la photographie -en tout cas, la photographie plus ou mieux que toute autre forme de création- montre ceci: il n’y a (parce qu’il ne peut y avoir)de différence entre voir la lumière et écrire cette même lumière. Et, aussi bien, il n’y a aucune différence ni de nature, ni même de degré entre la lumière et son écriture. C’est parce qu’elle s’écrit, qu’elle est en train de s’écrire que la lumière est lumière. C’est parce qu’elle est lumière que l’écriture (toute écriture) écrit quelque chose, qu’elle peut dire quelque chose et qu’elle le proclame.
En deuxième lieu alors, et comme par conséquence, la photographie ne peut pas être « la phénoménologie du monde ». Le monde est un réel visible, un spectacle où se trouve le primat de l’étendu, de l’objectivation, de la spatialisation. C’est Jérôme Thélot qui le définit ainsi au chapitre précédent. C’est donc bien là le sens qu’il donne à ce concept.
Ici (au deuxième chapitre, toujours) il rajoute:
« La photographie donne à voir…elle…jette au monde, c’est-à-dire à l’extériorité. »
Juste auparavant il dit même ceci:
« Dans cette écriture (la photographie) la lumière s’objective, elle s’expose au regard qui la perçoit comme apparence… »
On ne peut dire mieux que la photographie est une « objectivation » et qu’elle a pour fonction de montrer le monde, de faire voir, de faire apparaître l’extériorité. Comme Jérôme Thélot le dit la photographie fait voir au même moment l’apparition même du monde et comment il apparaît, elle fait voir le monde et sa phénoménalité.
Sauf qu’il manque à ceci l’essentiel!
Il est frappant de constater que ce chapitre sur « La philosophie de la photographie » est placé sous l’égide d’une citation du philosophe Michel Henry.
Cette citation nous dit ceci:
« En réalité, il y a une autre révélation que celle de l’objectivation, que celle du monde. »
Mais alors s’il y a une autre révélation que celle du monde, que celle de l’objectivation, de celle qui donne à voir dans l’espace et pourquoi pas dans le temps, alors qu’elle est-elle et qu’a à voir la photographie avec cela?
Cette révélation dont parle Michel Henry c’est celle de la subjectivité. Quand elle est définie comme ce qui est premier, comme ce par quoi tout arrive, comme auto-affection ou auto-donation. La subjectivité est cela qui est un ressenti par lequel je me ressens moi-même. C’est donc non une représentation de mon ressenti, de ce ressenti, et non une image de moi. C’est un moi primordial qui est ce « ressenti » dont il ne se distingue pas. La vie est ce « ressenti ». Elle ne s’en distingue pas: il n’y a pas d’autre définition de la vie que ce qui est affecté et affecté par soi, par soi-même, comme soi.
Il faudra montrer (plus tard, dans une autre analyse du livre de Jérôme Thélot: ça sera le chapitre III de cette « contre-critique ») que la photographie, que « l’écriture de la lumière », est un acte de création qui n’est possible comme tel, qui n’est finalement intelligible pour ce qu’il est, que sur la base d’une analyse phénoménologique de la vie et non d’une phénoménologie du monde.
Dans la photographie il n’y a aucun monde. Aucun monde objectif. Aucune « objectivité ».
Peut-être cela n’est-il pas aisé à saisir…
Pour clore ce chapitre un peu « théorique » entendons cette part d’un poème de Carlos Drummond de Andrade, l’écrivain brésilien:
« Pour l’instant le voir ne voit pas; le voir recueille
des fibrilles du chemin, de l’horizon,
et même ne s’aperçoit pas qu’il les recueille
pour un jour tisser des tapisseries
qui sont des photographies
d’inaperçue terre visitée.
Le paysage va être. Maintenant c’est un blanc
qui se teint de vert, de marron, de gris cendre,
mais la couleur ne s’attache pas aux surfaces,
elle ne modèle pas. La pierre n’est pierre
que dans le mûrissement lointain.
Et l’eau de ce ruisseau ne mouille pas le corps nu;
il mouille plus tard.
L’eau est un projet de vivre. »
(« Paysage: comme on le forme » in « Les impuretés du blanc » « La machine du monde » Poésie/Gallimard)