« …Il ne commençait pas à faire noir? Je ne prétends pas que n’avez rien vu, mais comment pouvez-vous être aussi sûr? »
Décidément « L’instant » n’est pas souvent dans ce qu’il convient d’appeler « l’actualité ».
Voici en effet quelques lignes qui concernent un roman publié pour la première fois aux Etats-Unis et en France en 1996 (éditions Actes Sud; aujourd’hui collection Babel)
Et dont vient, bien sûr, la citation qui les introduit.
« L’envoûtement de Lily Dahl » – c’est le titre de ce roman - est l’oeuvre de Siri Hustvedt.
Si l’on ne s’arrête pas à ce qui constitue « l’histoire » racontée par Siri Hustvedt, si l’on ne s’en tient pas aux événements plus ou moins mystérieux qui surviennent dans la vie de la jeune femme du nom de Lily Dahl, on découvre d’autres mystères dans ce roman.
Des mystères bien plus étranges, bien plus fascinants que la succession de faits pourtant extrêmement intrigants qui font le quotidien de Lily. Et qui sont ce que l’on pourrait appeler « le suspense » de ce livre.
Il faisait noir. Qu’avons nous vu? Sommes-nous certains de ce que nous voyons? Sommes-nous certains de ce qui semble être ou apparaître, de ce qui est, « assurément », des autres, et même de nous-mêmes?
Lily, serveuse dans un café restaurant est aussi actrice de théâtre.
« Mais Marilyn avait modifié l’idée que se faisait Lily du métier d’acteur, elle avait commencé à se demander si ce n’était pas un moyen de se trouver très près du coeur des choses, si jouer la comédie ne vous rapprochait pas de la vie plutôt que de vous en éloigner. »
Non pas que la vie soit un « théâtre », une suite plus ou moins réussie de faux-semblants, de mensonges.
Mais au contraire, Lily a compris; elle sait, stupéfaite par Marilyn, sidérée, envoûtée par elle (ici s’extrapole le roman dans cette « interprétation », dans cette lecture), que là où se trouve la vie, là il y a une part de rêve, une part d’imaginaire.
Lily sait que la vie n’est vécue que lorsqu’elle est animée, lorsqu’elle est cette vie qui invente, qui s’invente. Comme un personnage de théâtre ou même comme celui d’un roman, d’une fiction totale, s’il le faut.
La vie est un songe, un imaginaire. Là même où elle est le plus elle-même, là où elle est la plus « concrète », la plus incarnée. Et c’est « Le songe d’une nuit d’été » que répète Lily.
« Rappelez-vous ceci: Hermia n’est ni plus ni moins que les mots sur la page, les dire c’est être elle. C’est aussi simple que ça. La qualité de votre jeu dépend, néanmoins, de votre capacité à donner corps au langage. Et ça – Mabel pointa l’index vers Lily – c’est spirituel. »
C’est ce que lance à Lily l’un des personnages du roman, une vieille dame, disons « expérimentée », connaisseuse de la vie comme elle va ou ne va pas…
Un personnage de roman s’il n’a pas la même réalité qu’un personnage de la « vraie vie » est cependant plus près de la vie que celui-ci.
Le personnage de roman, comme celui du théâtre, a un corps. Le corps que l’acteur, que le lecteur, que le spectateur aussi, lui donnent. Il vit, en chacun d’eux, ce personnage. Et aussi, à tous ceux-là, il donne vie. Il leur apporte cette part de « volonté » qui est la vie elle-même, cette part d’imaginaire, de fiction, qui est le réel. Ou, plutôt qui fait que le réel est réel, qui est la possibilité de tout. C’est cette part de « fiction », c’est-à-dire pour le dire autrement, cette part d’invention infinie qui est la condition de toute possibilité. C’est l’impossible, sans doute, pour le dire encore avec d’autres mots, qui permet le possible, le réel.
Et Siri Hustvedt dit la même chose:
» – Les livres?
- Les livres?
- Oui, je voulais vivre une grande vie passionnée, pleine de risques, de beauté et de douleur.
…
- Et tu l’as eue? … Ta vie a été comme ça?
…
- Je crois que ce n’est pas tant ce qui arrive dans la vie que la façon dont on se représente ce qui arrive, dont on colore les événements… J’avais lu beaucoup de livres, et ces histoires écrivaient la mienne, si tu vois ce que je veux dire…
- C’est pour ça que tu me donnes tout le temps des livres à lire? »
Dans « L’envoûtement de Lily Dahl » il y a cela de rare qu’il s’agit d’un livre dans lequel on se demande toujours ce qui va arriver. Et mieux: on se demande ce qui arrive. Et, au même moment ce livre est aussi et peut-être d’abord un livre émouvant. Émouvant parce que ce qui arrive et qui demeure pour une part énigmatique est en même temps extrêmement familier: tout cela qui arrive c’est ce qui nous arrive à nous aussi.
On vient de le voir en un autre sens.
« Familier » donc est ce roman de Lily Dahl.
Parce que la vie n’est pas faite, d’un côté de tâches « triviales » et de l’autre de tâches « nobles » ou extraordinaires.
« Elle se demanda pourquoi on pouvait avoir envie de peindre sans rien représenter, et puis décider de ranger sa chambre » se demande Lily.
Peindre sans rien représenter, voilà un acte exceptionnel, détaché du « réel »… tandis que ranger sa chambre…
Mais concevons que ces différentes actions ne sont pas contradictoires, pas opposées, pas si différentes que cela. Elles sont la vie. Et si l’on ne savait pas accomplir les tâches ménagères, si l’on n’était pas un individu « concret », fait de chair et d’os, on ne pourrait sans doute pas se livrer à une quelconque activité « spéculative » ou « artistique ». Non par impossibilité « physique » ou « matérielle » mais tout simplement parce que ces deux types de tâches sont du même ordre, du même monde. Puisqu’il n’y a qu’un seul monde. Et pas non plus, comme disait Nietzsche, d’arrière-monde.
« La musique était émotion pour elle, alors, moins le reflet d’un sentiment que le sentiment lui-même. »
Et là, tout est dit…
C’est pour cela, pour cette même raison, pour tout ce qui vient d’être explicité que, vers la fin du roman, Lily se dit:
« … il a disparu, cet instant, ce « maintenant ». Ça n’existe pas, « maintenant », en réalité. Même prononcer le mot « maintenant », ça prend trop de temps. Maintenant glisse tellement vite dans le passé que ce n’est rien du tout… le temps est inexprimable. »
« L’instant » s’en tient là, pour le moment, à propos de Lily Dahl et Siri Hustvedt: à cette dernière il faut laisser « le dernier mot ».re
Ci-dessous on pourra cependant écouter « Le songe d’une nuit d’été » de Mendelsshon, en « contrepoint ».
http://www.musicme.com/Eugene-Fodor/albums/Le-Songe-D%27un-Nuit-D%27ete-0743217402822.html?play=01
Et aussi celui de Sir Benjamin Britten qu’il faut partager avec une attention toute particulière.
Le voici donc:
http://www.musicme.com/Beaux-Arts-Trio/albums/A-Midsummer-Night%27s-Dream-0028945412221.html?play=01