En 1944, dans un texte intitulé « Funes ou la mémoire » (in « Fictions » éditions Gallimard) l’écrivain argentin Jorge-Luis Borges imagine un personnage doué d’une faculté si vive à tout retenir de ce qu’il voit, perçoit, imagine qu’il ne peut plus penser. Qu’il n’y a plus de place en lui pour la moindre abstraction.
« D’un coup d’œil, nous percevons trois verres sur une table ; Funes, lui, percevait tous les rejets, les grappes et les fruits qui composent une treille… Il pouvait reconstituer tous les rêves, tous les demi-rêves. Deux ou trois fois il avait reconstitué un jour entier ; il n’avait jamais hésité, mais chaque reconstitution avait demandé un jour entier. »
Quarante années plus tôt l’écrivain français Victor Segalen commence à écrire « Les Immémoriaux » qui paraîtront en 1907.
Il s’agit là d’un des livres, sans doute, les plus importants du XX° siècle.
« Les Immémoriaux » sont le livre de l’oubli. Rédigé par un navigateur, médecin, poète et penseur. Par lequel on peut aussi découvrir bien d’autres choses comme un autre monde qui nous est encore étranger, la Chine. Avec son roman intitulé « René Leys » à qui un commentateur, historien, universitaire de haut talent Simon Leys emprunta son nom de plume.
« Les Immémoriaux »racontent de façon très amusante et tragique à la fois (quel est l’écrivain qui comme Segalen peut écrire à la fois une tragédie et une comédie en un seul texte ?) la perte des traditions ancestrales des peuples de Tahiti. Sous le poids des missionnaires. Mais aussi parce que ces Tahitiens eux-mêmes sont empreints d’une culture qui est, en raison même de ses fondements (et surtout pas seulement de son « oralité » comme on l’a dit sottement trop souvent), à même de se laisser submerger.
« Ils avaient des dieux fétii, des dieux maoris… Ils avaient des chefs de leur race, de leur taille, ou plus robustes encore ! Ils avaient d’inviolables coutumes : les Tapu qu’on n’enfreignait jamais… C’était la Loi, c’était la Loi ! … Maintenant la loi est faible, les coutumes neuves sont malades qui ne peuvent arrêter ce qu’elles nomment crime, et se contentent de se mettre en colère…après ! Un homme tue : on l’étrangle : la sottise même ! Cela fait-il revivre le massacré ? Deux victimes au lieu d’une seule…Vous aves perdu les mots qui vous armaient… Vous avez oublié tout…et laissé fuir les temps d’autrefois. »
Ce qui fondait la société polynésienne ça n’était pas une loi rigoureuse, c’était une loi naturelle. C’était une loi qui n’avait jamais séparé ni divisé les hommes, la nature et les dieux. C’était une loi pour laquelle il n’y avait qu’un seul monde.
Ca n’est pas qu’une loi, une loi des hommes ou de Dieu, ou aussi de la nature dont la force est parfois ressentie, lorsqu’elle semble « se déchaîner », comme une loi, ça n’est pas qu’une loi soit meilleure qu’une autre. Mais il y a des lois qui s’imposent d’elles-mêmes et il y a des lois qu’il faut sans cesse imposer. Et que l’on peut s’efforcer d’imposer sans cesse et sans cesse : jamais on n’en aura fini.
Ca n’est pas la loi que les Polynésiens ont oubliée alors. A moins que « loi » veuille dire « Etre » ou « Vie » ou… y a-t-il un mot pour cela ? Un mot plutôt qu’un autre ?
Il faut rapprocher cette perte de mémoire de la notion de « l’oubli de l’Etre » qui est au centre de la philosophie de Heidegger et frappa en quelque sorte de sa marque le XX° siècle.(1) Pour longtemps encore. Ce qui fit l’ère de la « technique » que, semble-t-il, ni les guerres ni même les paix, ni a fortiori, ni même les murs qui s’écroulent ne peuvent permettre de dépasser.
Quand on a trop de souvenirs comme le Funes de Borges on ne peut plus penser. Mais c’est là une fable que de n’avoir que des souvenirs qui occuperaient toute la place de nos fonctions « cérébrales ».
Quand on oublie l’essentiel (dont le « passé » ne doit être perçu que comme une sorte de « figure », d’analogie), quand on oublie ce que nous sommes, quand on oublie le Soi que nous sommes, quand on rejette hors de nous ce qui nous fonde (non pas les traditions de l’histoire d’autrefois mais ce qui nous fonde au plus profond), alors commencent peut-être des « temps de détresse. »
Une façon d’oublier « l’essentiel » c’est d’être fasciné par les images. Au point de les croire plus réelles que le réel, plus vivantes que la vie.
Gauguin ne s’y est jamais trompé qui a privilégié la vie dans ses tableaux.
Le 15 octobre 1907, trois semaines après la parution des « Immémoriaux », Victor Segalen écrit un article intitulé « Voix mortes : musiques maories ». Claude Debussy était une sorte d’instigateur de cet article. Le musicien était passionné par les propos de Segalen et il l’avait donc encouragé à publier ses réflexions dans « Le Mercure musical ».
Segalen affirme que la musique était jadis au cœur de la vie quotidienne des maoris. Sans la moindre distinction entre les spectateurs et les exécutants. Pour Segalen « les hommes blancs » ont tout défiguré, tout faussé et ce qui se subsiste, subsiste au prix du reniement. Les « hyménées » d’aujourd’hui, voire les « ute » sont empreints de la musique religieuse des occidentaux (les premiers missionnaires à Tahiti étaient luthériens).
Oublier la musique c’est oublier le plaisir. Le plaisir d’être ensemble. Le plaisir d’être soi et d’être soi dans une société. Oublier la musique c’est oublier. C’est oublier le désir. C’est à peu près ce que dit Segalen.
« … tous les vivants, sur une île, étaient tous à la fois susceptibles d’un entrain… »
Il y a cependant dans la musique polynésienne d’aujourd’hui qui, parfois, cherche à retrouver ses propres origines en tentant de les débarrasser des apports occidentaux ou alors en les assimilant tant qu’à les estomper paradoxalement, il y a à entendre des échos d’autrefois.
Peut-être même à retrouver la mémoire. A ne pas la perdre entièrement.
Ici, quelques versions de chants polynésiens tels qu’ils s’entendent aujourd’hui:
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(1) Je peux imaginer sans peine les critiques qui diront que je « mélange » un peu tout sans discernement. Je n’en suis pas si certain.