« Je regarde la terre… » avec Philippe Jaccottet 8 décembre
Je regarde la terre. Parfois pour une fleur épanouie dans une certaine lumière, pour un peu d’eau laissée par la pluie dans un champ, on dirait qu’elle s’ouvre et qu’elle nous dit : « Entre. »
L’image cache le réel, distrait le regard, et quelques fois d’autant plus qu’elle est plus précise, plus séduisante pour l’un ou l’autre de nos sens et pour la rêverie… il faut seulement dire les choses, seulement les situer, seulement les laisser paraître. Mais quel mot, tout d’abord, dira la sorte de sons que j’écoute, que je n’ai même pas écoutés tout de suite, qui m’ont saisi alors que je marchais ?
Qu’est-ce donc que j’aurais voulu dire ? L’émotion (exaltante, purifiante, pénétrant au plus profond) d’entendre, me trouvant au-dessus d’une vaste étendue de terre, de bois, de roche et d’air, les voix d’oiseaux invisibles suspendues en divers points de cette étendue, dans la lumière. Il ne s’agit pas d’un exercice de poésie. Je voudrais comprendre cette espèce de parole. Après quoi (ou même sans l’avoir comprise, ce qui vaudrait peut-être mieux), je serais heureux de la faire rayonner ailleurs, plus loin. Je cherche des mots assez transparents pour ne pas l’offusquer. Je sais par expérience (mais le devinerais aussi bien sans cela) que j’ai touché maintenant cette immédiateté qui est aussi la plus profonde profondeur, cette fragilité qui est la force durable, cette beauté qui ne doit pas être différente de la vérité.
Du plus visible, il faut aller maintenant vers le moins en moins visible, qui est aussi le plus révélateur et le plus vrai.
L’immédiat : c’est à cela décidément que je m’en tiens, comme à la seule leçon qui ait réussi, dans ma vie, à résister au doute, car ce qui me fut ainsi donné tout de suite n’a pas cessé de me revenir plus tard, non pas comme une répétition superflue, mais comme une insistance toujours aussi vive et décisive, comme une découverte chaque fois surprenante… Aucune vérité vivante ne peut se réduire à une formule… et l’on finit par penser que toues les choses essentielles ne peuvent être abordées qu’avec des détours, ou obliquement, presque à la dérobée. Elles-mêmes, d’une certaine façon, se dérobent toujours. Même qui sait ? à la mort.
Ces paroles n’impliquent aucun commentaire.
Elles sont extraites d’un recueil du poète suisse Philippe Jaccottet, également traducteur d’Homère, Shakespeare, Gongora, Hölderlin, Rilke, Musil ou encore Ungaretti.
Ce recueil s’intitule « Paysages avec figures absentes » (Poésie/Gallimard)