« Je te verrai dans mes rêves » ou le miroir du monde selon Alain Gerber 23 mars
Il est des livres plus étranges que d’autres. Plus étranges parce que plus proches. Non pas de cette « proximité » dont on nous rebat les oreilles pour nous faire croire que l’on pense à nous et que l’on serait à notre service en nous vendant de la poudre de perlimpinpin au prix de l’or noir. Mais plus proches parce qu’ils nous entraînent jusqu’à notre « corps défendant » vers des régions que nous ignorons ou que nous croyons ignorer et qui s’avèrent à la fois fascinantes et dérangeantes. Sans cesse ; tout au long de la lecture. Dérangeantes parce qu’elles ne cessent de provoquer des interrogations auxquelles nous ne pourrons jamais répondre avec certitude. Et, parce qu’en même temps nous sommes attirés irrésistiblement par la « suite », par « ce qui va arriver », par cette « vérité » que nous voulons découvrir, à la ligne suivante, à la page que nous allons immanquablement tourner, au chapitre qui vient et dont le dernier n’a peut-être pas même de terme.
Le dernier livre d’Alain Gerber qui vient de paraître sous le beau titre musical « Je te verrai dans mes rêves » (éditions Fayard) est de ceux-là. Il est de ces livres qu’on ne lâche pas. A moins que ne ce soit le livre lui-même qui, s’attachant à vous ne vous quitte pas. Allons savoir…
(Alain Gerber)
Dans le monde littéraire d’Alain Gerber on connaît les romans, on connaît les vies imaginaires et réelles de musiciens de jazz, on connaît les récits, on connaît les essais.
« Je te verrai dans mes rêves » est un livre à part dans l’œuvre de cet écrivain. Il ressemble à tous mais il est surtout différent de chacun d’entre eux.
Le film de Woddy Allen « Accords et désaccords » dans lequel Sean Penn interprétait un guitariste de jazz du nom d’Emmet Ray et plus encore ce dernier sont à l’origine de « Je te verrai… ».
(Woody Allen)
C’est ainsi que le livre commence à Venise par un entretien entre le cinéaste et l’auteur. Un Woody réel, « plus vrai que nature ». Un Alain tout aussi « réel » mais dont il faut bien se résoudre à penser qu’il est aussi et sans doute d’abord, en cette circonstance, un personnage de fiction.
Voici comment Alain Gerber nous raconte le début de sa quête d’Emmet Ray. Nous savons bien qu’Alain Gerber connaît l’histoire du jazz mieux que le fond de sa poche. Alors, que Woody, cinéaste génial, clarinettiste de jazz à ses heures, mais surtout « l’un de ces heureux menteurs qui disent toujours la vérité » lui parle d’un guitariste « génial » absent de tous les dictionnaires et de (presque ?) toutes les mémoires et le voici parti dans une quête méthodique et acharnée.
Mais est-ce Gerber qui nous raconte ses recherches ? Tout cela est bien sûr inventé, y compris ce Gerber-là, celui qui va de la banlieue de Paname au cœur d’un Etat d’Amérique sorti dont ne sait quelle cinématographie, sur les traces d’Emmet Ray.
(Emmet Ray ou bien Sean Penn)
Alain Gerber, dans ce dernier opus, s’avère, maître du suspens. Davantage qu’Hitchcock lui-même. Parce que son suspens n’est pas seulement celui qui est animé par cette interrogation récurrente, cette question qui nous taraude indéfiniment : « Qu’est-ce qui va arriver ? », « Que va-t-il donc bien se passer ? », « Le ciel va-t-il, en venant du Japon ou d’ailleurs, nous tomber enfin sur la tête ? ». Parce que le suspens de l’écrivain, celui qui anime cette fois le livre tout entier, c’est celui de savoir si ce qui est dit, écrit, suggéré ou dévoilé, est réel ou non, si cela est vrai ou non.
Il faut être très attentif, l’esprit empreint d’une grande habileté, faire preuve d’une logique que même Sherlock Holmes ne saurait connaître, pour au détour d’une page ou d’une autre, savoir de quoi nous parle le livre : d’un musicien qui a réellement existé ? d’un autre Django en l’occurrence, qui est présent au premier plan quand il ne l’est pas au second mais dont on ne sait plus très bien s’il ne serait pas Emmet Ray lui-même, à moins qu’Emmet ne soit une figure de Django ? d’un cinéaste à Venise ou de son ombre ? d’un écrivain ou de son double ?
Et le livre lui-même est-il réel ou bien est-il imaginaire ?
Il n’y a pas de réponse à la question. Et c’est bien là le « pire » ! C’est bien là le « coup de force, c’est-à-dire le coup de génie » d’Alain Gerber.
« Suis-je en train d’inventer Emmet Ray à mon tour ? Je suis romancier, pas musicien. Je n’ai pas vécu à Bottelneck. Bottelneck, pas plus que Venise ou Montréal, n’a jamais eu aucune réalité pour moi. Je peux me tromper. Je suis même fait pour ça : broder, divaguer, prendre les vessies pour des lanternes, regarder le monde comme un miroir des livres. »
Parce que le monde est un miroir des livres, des fictions et des rêves comme le dit la chanson, et non pas le contraire, ce livre est sans fin. Sans fin, il est peut-être avant toute chose une sorte de réflexion – mais plutôt de fable ou de conte, peut-être de récit – sur ce qu’est la littérature. Sur ce qu’est la réalité, sur ce qu’est l’imaginaire, sur ce qu’est la vie.
C’est donc autour de Minuit que l’on devrait trouver ce très beau « Je te verrai dans mes rêves », pierre blanche sur l’itinéraire si fertile d’un écrivain si singulier, pour ne plus jamais pour le lâcher, pour ne plus jamais l’oublier.
Comment oublier cette interrogation qui est l’origine-même du livre ? Comment l’oublier puisqu’elle nous met nous-mêmes en question ?
La musique du film
et par la sublime Anita O’Day