Il faut lever les yeux.
Il faut regarder au loin
Il faut rêver.
Il faut perdre pied, danser, s’envoler.
Pour voir le monde tel qu’il est vraiment, pour voir la vie.
Le philosophe Walter Benjamin écrit un soir:
« C’est là une des sources de la poésie. Quand un homme, un animal ou un être inanimé, investi de ce pouvoir par le poète, lève les yeux, c’est pour regarder au loin; ainsi éveillé, le regard de la nature rêve et entraîne le poète dans sa rêverie. »
Cela se trouve dans ses essais sous le titre « Sur quelques thèmes baudelairiens ».
C’est une référence que l’on déniche, au détour, dans un livre qui vient d’être publié dans la collection « Traces. Connaissance de l’inconscient » aux éditions Gallimard. L’auteur est le psychanalyste Miguel de Azambuja.
Miguel de Azambuja est originaire du Pérou. Il écrit dans la revue « Penser/Rêver ».
« Et puis, un jour, nous perdons pied » est le titre de ce livre.
Il y a, sans doute, bien des raisons et bien des façons de « perdre pied ».
Les pyschanalystes le savent. Mais chacun d’entre-nous tout autant, mais chacun d’entre-nous à notre manière.
Ce qui fait notre vie, une part de notre vie…
Exceptons les pertes pathologiques. Ce que fait souvent Miguel de Azambuja.
Il s’avère fertile de suivre quelques unes des voies qu’il explore ici.
I * Le deuil
« Tout chagrin, toute douleur liée à la perte d’un être cher, n’a-t-il pas quelque chose d’inconsolable, d’inachevé, d’erratique? »
Ce dernier mot Azambuja l’emprunte explicitement à Roland Barthes (« Journal de deuil » éditions du Seuil).
Le deuil ne s’efface pas avec le temps, la perte demeure. Et ainsi l’être disparu n’est pas tout à fait disparu. Il revient sans cesse, peut-être comme Eurydice et comme le mythe d’Orphée le disent.
II *Le souvenir
« …Barthes parle de temps immobile, c’est le téléscopage des temps (dans la photographie) qui donne cette impression, ce « loin », « le souvenir qui est toujours maintenant » (selon l’expression cette fois d’un autre psychanalyste, Michel Gribinski dans « Le trouble de la réalité » éditions Gallimard).
Le souvenir est un « maintenant », pas un passé. C’est ce qu’Orphée aussi nous raconte.
Le souvenir est un présent. Je me souviens, donc je suis. Cela pourrait être une formulation. Sans s’attarder car pas exactement conforme. Il faudrait à tout le moins éviter la « conséquence », le « donc ».
Azambuja fait référence à « La vipère » le film de William Wyler avec Bette Davis.
« - La fille parle à un moment de « poudre de riz ».
- Toute ma petite enfance me revient. Maman. La poudre de riz. Tout est là, présent. Je suis là.
- Le Moi ne vieillit pas. (Je suis aussi « frais » que du temps de la poudre de riz) »
Autrement dit c’est à peu près Marcel Proust.
Le Moi, le « je suis », n’est que du présent. Il n’est que présence. Présence à soi.
III *Le temps passé, le temps présent
A propos d’ »Intervista » le film de Fellini, Azambuja dit ceci:
« Chez Marcello (Mastroianni) et Anita (Ekberg, longtemps après « La dolce vita », donc) je ne trouve pas de nostalgie. Ils sont émus et regardent leur passé dans leur présent…Ils ont leurs rêves et leurs vies, et ils arrivent à faire vivre les uns avec les autres. »
La vie se nourrit des rêves, du passé, des souvenirs qui sont du présent, qui « reviennent » toujours. Voici pourquoi il peut y avoir des fantômes. Les fantômes ne sont pas des figures du passé, ils ne sont pas morts, disparus.
Il y a une présence constante de ce qui est perdu mais ne l’est jamais tout à fait. Aucune séparation, comme aucune disparition n’est parfaite.
Il y a un « temps mêlé » (l’expression est de Jean-Baptiste Pontalis dans une préface à « Le délire et les rêves… » de Freud) « où le passé et le présent s’entremêlent ».
IV *Le rêve
Et aussi: « …quand le rêve habille le monde, il n’est plus un rêve et le monde n’est plus le monde mais leur étrange mélange. »
Comme ces « figures » de Botticelli selon Azambuja en référence à Aby Warburg:
« …ils viennent juste de sortir d’un rêve pour s’éveiller à la conscience du monde extérieur. »
Et Walter Benjamin à nouveau:
« …il y a dans le rêve une zone bien précise où commence l’aube. » (« Esquisses sur Kafka » in « Rêves » éditions Le Promeneur)
L’aube commence dans le rêve. Le « réel » ainsi advient par le rêve.
V *L’art e(s)t la vie
C’est Azambuja qui parle:
« …les productions artistiques sont des restes nocturnes: c’est la transformation d’une matière qui puise ses sources dans notre vie nocturne et qui va se loger à la lumière du jour. Réussir à faire migrer le rêve vers la vie, c’est cela, l’oeuvre d’art. C’est le lieu où nos restes nocturnes transformés, ont trouvé résidence. Toute la complexité consiste à maintenir vivant ce reste nocturne de telle sorte qu’il puisse nous toucher, et, en même temps, à lui proposer une forme qui le circonscrit et le délivre. »
Mais alors, allons au bout. En tout cas, à peine un peu plus loin.
La vie vit du rêve, elle est vie comme oeuvre d’art et comme rêve.
C’est le rêve qui donne réalité et non qui s’y oppose.
Tout cela n’est possible, tout cela est ainsi parce que la vie comme le rêve sont d’abord autres choses qu’un monde comme représentation, comme extériorité et comme objet. (Même et peut-être surtout si nous sommes fascinés, aveuglés devrait-on dire sans doute, par les images de ce monde, par ce « monde/image ».)
VI *A Rimbaud ou la danse, le tremblement, les nouveaux chemins…
Un « geste libre » dit Miguel de Azambuja c’est Rimbaud dans les « Illuminations » et le poème intitulé « A une raison »:
« Ta tête se détourne, le nouvel amour! Ta tête se retourne, – le nouvel amour! »
Du monde quotidien, par un geste poétique, donc libre, libre et poétique, Rimbaud nous conduit au monde amoureux.
C’est le même geste, le même mouvement qu’il y a dans la danse. Ce que Miguel de Azambuja note comme son pouvoir de nous faire nous échapper des lois physiques.
C’est ce que dit aussi Jean-Baptiste Pontalis dans une autre référence que l’on trouve dans ce livre.
Pontalis écrit dans « Fenêtres » (éditions Gallimard) que « le pied ferme » nous empêche de décoller… de participer au mouvement de la vie, il nous conduit à « être à jamais séparé des sources de la vie ».
C’est la même chose que dit un peu plus loin dans « Et puis, un jour,… » Azambuja:
« …le tremblement c’est la vie et sa perturbation. »
L’équilibre est difficile à trouver. Le danseur le sait.
Mais on ne peut vivre sans « tremblement », sans bond, sans pouvoir sauter, sans frôler le vide et le précipice, sans vertige, sans équilibre incertain, sans incertitude.
La vie va sur des chemins à inventer.
La vie n’est pas dans les chemins déjà tracés.
La vie est une surprise.